Après les propositions de loi
« Jour de Mémoire » et « Journée du drapeau » déposées par des
parlementaires, le président de la république, grand maître du barnum
patriotique, a décidé de faire de l’année 2016 l’« année de la
Marseillaise » à l’école. Et comme à son habitude, l’Education nationale
a mobilisé dans l’urgence toute sa hiérarchie, frissonnante de peur ou
d’enthousiasme, pour satisfaire le dernier caprice en date du chef,
après beaucoup d’autres.
Comme le précise la
circulaire parue le 3 février au BOEN,
il s’agit de faire « célébrer » ce chant dans le cadre « du parcours
citoyen et du parcours d’éducation artistique et culturelle de chaque
élève ». Car pour l’Education nationale, il ne fait pas de doute que la
citoyenneté et la culture sont solubles dans la Marseillaise. De fait,
c’est un véritable phagocytage du monde éducatif et du quotidien des
élèves et même au-delà qui se voit ainsi mis en œuvre :

par une « mobilisation des chorales scolaires » ;

à
travers la réalisation de travaux interdisciplinaires, dont on voit
qu’ils peuvent servir à tout à condition de savoir s’en servir ;

sur temps scolaire également, pendant les cours d’histoire et d’éducation morale et civique (EMC) ;

dans
le cadre de la Fête de la musique, où « une attention toute
particulière devra être accordée à l’interprétation de l’hymne
national » (reviens, Wolfgang, ils sont devenus fous…) ;

dans le cadre des manifestations sportives (coupe d’Europe etc) ;

sans
oublier, naturellement, « la participation des élèves aux
commémorations patriotiques », dernière lubie de l’Education nationale ;

le
tout appuyé par un partenariat renforcé avec des institutions aux
compétences éducatives bien connues comme le ministère de la Défense et
les associations d’anciens combattants.
La présence de la Marseillaise à l’école n’est pas une chose
nouvelle, incrustée dans les programmes d’éducation civique depuis 1985,
malgré les critiques récurrentes qui lui sont adressées,
portant à la fois sur sa finalité comme sur ses modalités
d’appropriation par les élèves confrontés à des tournures de style, à
une phraséologie datées, à une rhétorique ambigüe, qui la rendent, au
choix, inintelligible, ridicule ou profondément perverse, ou les trois à
la fois. Car quoiqu’on puisse avancer sur le contexte révolutionnaire
de sa création, il reste quand même une contradiction fondamentale qui
consiste à promouvoir une éducation à la citoyenneté qui s’appuierait
sur la violence, la légitimité de la guerre, la haine et la
déshumanisation de l’autre vu comme un ennemi.
Contradiction, également, entre le principe d’esprit critique que
l’école est censée développer chez les élèves et la sacralisation d’un
hymne, d’une sorte de prière obligatoire aux fondements d’ailleurs
tellement peu solides que le législateur s’est senti obligé de le
protéger par la contrainte d’un impensable « délit d’outrage aux
symboles nationaux », punissable de six mois d’emprisonnement et de 7500
euros d’amende.
Contradiction, surtout, au regard de la finalité ultime attribuée à
la Marseillaise, à l’école comme dans la vie : car un hymne national
restant par principe un hymne à la nation, il paraitrait curieux que
celle-ci n’ait jamais de comptes à rendre, surtout dans le contexte
actuel où l’hysterisation des questions identitaires corrompt en
profondeur le débat public. Dans le cadre du lancement de sa nouvelle
campagne de communication,
Najat Vallaud-Belkacem,
en représentation devant les enfants d’une école du Val-de-Marne (et
devant les caméras) s’est laissée aller : « C’est un hymne dont on a
bien vu qu’il est rassembleur, qu’il permet de porter un certain nombre
de valeurs de la France, de combat pour la dignité de l’homme pour les
libertés. »
« Dignité de l’homme pour les libertés » ? C’est pour rire, madame la
ministre ? Car cette dernière pantalonnade patriotique qui cible une
nouvelle fois l’école – après le déploiement du drapeau en façade des
établissements, après le recentrage des programmes d’histoire sur le
fait national, après le détournement, l’instrumentalisation des
anniversaires historiques, après la militarisation du « parcours de
citoyenneté » - est d’autant plus indécente qu’elle relève de la même
logique que celle qu’on voit à l’œuvre dans toute la politique
nationale/sécuritaire conduite ces derniers mois par des politiciens en
plein naufrage. « Dignité de l’homme pour les libertés », quand le
gouvernement décrète l’état d’exception permanent, quand il s’essuie les
pieds sur les libertés publiques et se couvre de honte en avançant des
mesures ouvertement discriminatoires ? « Dignité de l’homme pour les
libertés » quand des milliers de réfugiés viennent s’échouer contre les
barrières dressées aux frontières au nom de « la défense des intérêts
nationaux » ? La mort d’Aylan et de centaines d’enfants dans des
conditions épouvantables : la nation, son orgueil et sa suffisance, sa
grande peur de l’autre, sa brutalité, son éternelle bonne conscience n’y
seraient pour rien ? Et faut-il vraiment que de ce côté-ci des
frontières, on s’obstine à empoisonner les enfants dès leur plus jeune
âge par des hymnes et des représentations dont l’effet le plus sûr est
de les empêcher de grandir dans la tolérance et le respect de l’autre,
de se voir comme des humains plutôt que comme des Français ? La vie en
société, la vie dans le monde, devenir adulte, ça ne s’apprend pas avec
des cantiques ou des leçons de morale, les belles paroles, les grands
discours ou les mouvements du menton mais bien plutôt dans le quotidien
d’une salle de classe.
L’année de la Marseillaise à l’école, ce n’est pas seulement une
sinistre farce, c’est le signe d’un régime politique qui a perdu, avec
le sens des réalités, toute conscience morale.
Questions de classe(s)