mardi 7 mai 2019

International

Les assassins de la mémoire



Pierre Vidal-Naquet a utilisé cette expression contre les faussaires et les négationnistes qui niaient ou minimisaient l’ampleur et la préméditation de l’extermination perpétrée par les Nazis contre les Juifs, les Roms, les communistes, les homosexuels …
Je l’utilise contre ceux qui se sont approprié l’histoire, la mémoire et les identités juives pour bâtir, au nom des Juifs, un État d’apartheid qui rappelle sur bien des plans, selon l’historien Zeev Sternhell, l’Allemagne des années 1930.


Israël, une société à la dérive.


Le résultat des élections israéliennes de 2019 donne une photographie plus qu’inquiétante de cette société. 100 députés élus (sur 120) sont ouvertement pour l’apartheid. La « loi sur Israël État-Nation du peuple juif » fait largement consensus. Elle rappelle par beaucoup d’aspects l’arsenal juridique que l’apartheid sud-africain avait fabriqué. Des propos qui devraient normalement conduire leurs auteurs devant un tribunal servent d’argument électoral.
Citons-en quelques-uns : Lieberman proposant de décapiter ses opposants à la hache après avoir proposé autrefois de bombarder le canal de Suez. Bennet expliquant qu’il a « tué beaucoup d’Arabes et ne voit pas où est le problème ». Shaked proposant d’exterminer les mères palestiniennes puisqu’elles « mettent au monde des terroristes ». Yitzhak Yossef, grand rabbin, qualifiant les Afro-Américains de singes.
Pardon pour tous ceux que cette énumération oublie.
L’élection israélienne d’avril 2019 a opposé deux criminels de guerre.
Nétanyahou s’est allié aux « Kahanistes » (mouvement raciste fondé en 1971 par Meir Kahane longtemps interdit pour ses appels au meurtre) et, tout en promettant l’annexion de la Cisjordanie, il a martelé qu’Israël était un État seulement pour les Juifs. Son adversaire, Benny Ganz, était à la tête de l’armée pendant le massacre de « Bordure Protectrice » (2014) et il s’était vanté de faire revenir Gaza à l’âge de pierre.
Les barrières morales se sont écroulées. Pendant les marches du retour, on a pu voir des vidéos où des soldats poussent des cris de joie quand ils tuent ou estropient, comme à la fête foraine, un journaliste, une infirmière ou un simple jeune gazaoui. L’ambiance ressemble à celle du sud des États-Unis à l’époque où les lynchages étaient un spectacle public de divertissement.
L’école, l’armée et la propagande officielle abrutissent et formatent toute une société à l’image de ce qu’il se passe dans diverses sociétés totalitaires.
Cet État qui était censé donner un refuge aux Juifs persécutés a des valeurs qui le rapprochent infiniment plus de ceux qui ont commis le génocide nazi que de ceux qui l’ont subi.
En Israël, ne pas adhérer à ce déchaînement de violence, de haine ou de stigmatisation de l’autre, fait de vous un.e traître.
Les Palestiniens d’Israël (20 % de la population, ils descendent de ceux qui ont miraculeusement échappé au nettoyage ethnique prémédité de 1948) sont devenus des étrangers dans leur propre pays. La moitié d’entre eux se sont abstenus, ils refusent de cautionner leur propre ségrégation.

Certains ne voulaient pas cela.


Une partie de la société israélienne voudrait vivre dans un pays normal, sans le pseudo messianisme meurtrier, sans l’intégrisme colonial et sans la guerre éternelle comme unique perspective. Elle a la nostalgie des kibboutz ou de la déclaration d’indépendance.
Singulière amnésie : Israël s’est construit sur la base d’un nettoyage ethnique programmé. L’historien sioniste Benny Morris a reconnu les nombreux crimes de la guerre de 1948 en expliquant qu’ils étaient indispensables pour construire un État juif.
Les fondateurs de cet État ont pensé dès le départ le suprématisme et une stricte séparation. Les Palestiniens qui ont échappé à l’expulsion de 1948 ont toujours été des sous-citoyens soumis aux lois militaires et au couvre-feu jusqu’en 1966. Israël n’a jamais été l’État de tous ses citoyens.
La conquête de 1967 et la colonisation ne sont pas des accidents de l’Histoire.
Elles ont été préméditées et réalisées par les fondateurs d’Israël. L’apartheid, le racisme, les propos fascisants et le militarisme sont la suite logique de cette histoire. Ceux qui regrettent que le sionisme ait engendré un monstre ou qui trouvent qu’Israël est à l’antithèse de leur judaïsme, doivent s’interroger.
Comme le dit l’écrivaine Ofra Yeshua-Lyth, la création d’un État juif n’était pas une bonne idée. Comme le dit l’ambassadeur palestinien Élias Sanbar, à l’origine de cette guerre, il y a eu un « grand remplacement » qu’il faut réparer.
Imaginer un Israël humaniste, paisible et démocratique, sans revenir sur le crime fondateur de 1948, est illusoire.

Dominants/dominés, comment le colonisateur a pris goût à la colonisation et à l’apartheid.


Les Juifs ont été les parias de l’Europe. Le sionisme a fait des Juifs israéliens des colons européens en Asie. Les lois qui ont suivi la guerre de 1948 (notamment la loi sur les « présents/absents » qui a permis de s’emparer des terres des Palestiniens expulsés) leur ont donné la propriété quasiment exclusive de la terre. Les nouveaux parias, les Palestiniens, sont devenus un peuple de réfugiés, rejetés et discriminés partout. La « loi du retour » a organisé, pour les nouveaux immigrants juifs, le vol des terres, des maisons et des biens palestiniens. Après 1967, le vol s’est amplifié dans les territoires nouvellement occupés. Ce qui diffère, c’est que les occupants légitimes de la terre sont toujours là, confrontés quotidiennement à la violence des colons et de l’armée.
On a dit aux rescapés du génocide et aux immigrants arrachés de leur terre d’origine qu’ils avaient un pays bien à eux et que c’était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». On a offert à des Polonais, des Soviétiques, des Marocains, un pays et ses richesses qui ne leur appartenaient pas. Pour les Juifs orientaux, il y avait une condition, qu’ils se débarrassent de leur « arabité ».
On a inventé un roman national pour justifier le grand remplacement et le vol : « nous avons été en exil et nous rentrons chez nous ». « Dieu a donné cette terre au peuple juif ». Ce discours continue de fonctionner pour justifier la conquête coloniale.
Tous les Premiers ministres israéliens depuis 50 ans ont amplifié la colonisation. Tous ont multiplié les lois suprématistes. Tous ont accompagné le glissement régulier vers l’apartheid décomplexé.
On n’a jamais vu un privilégié accepter volontairement de renoncer à ses privilèges. L’occupation offre des avantages sans limites pour Israël : des terres, de l’eau, des richesses, le fait de ne pas avoir à payer quoi que ce soit pour l’occupé et la possibilité d’expérimenter les armes et les technologies les plus sophistiquées sur les Palestiniens pour mieux les vendre …
Comme pays colonisateur, Israël s’est brièvement posé la question : « va-t-on chercher un compromis comme l’ont fait les Blancs sud-africains ou écraser jusqu’au bout le peuple autochtone comme l’OAS a tenté de le faire en Algérie ? »
Cette dernière stratégie ne fait plus de doute pour personne.
Continuer à propager le mythe des « deux États vivant côte à côte », tolérer qu’on associe Israël à la mémoire du génocide nazi, accepter les mensonges propagandistes du style « Israël a le droit de se défendre », c’est être complice.